Les coulisses de Kasane, dernière partie !
27/05/2016
Hop ! Après la superbe interview de Daruma MATSUURA, l’auteur de Kasane – La Voleuse de visage, Ki-oon vous propose une entrevue avecson éditeur, M. ICHINOMIYA !
Au Japon, l’éditeur est souvent une aide précieuse à l’élaboration d’une œuvre, il travaille main dans la main avec l’auteur pour vous offrir le meilleur ! Quel est son rôle exact ? Comment se passe la publication d’un manga au Japon ? On vous laisse en découvrir un peu plus grâce à cette jolie rencontre…
16 février 2016 - Cafétéria de Kodansha, Tokyo
- La découverte d’un nouveau talent -
- > Comment est né le projet « Kasane » ? Racontez-nous votre rencontre avec Matsuura-sensei.
M. Ichinomiya : Daruma Matsuura est venue me voir sur le stand de l’éditorial Evening installé sur le site du Comitia (NDT : convention dédiée à la création amateure). Elle avait apporté des planches d’une de ses œuvres, une comédie. C’était dans un genre un peu rétro, mais le dessin était très beau, et en plus elle avait dessiné près de 40 planches toute seule en trois semaines. J’ai été impressionné par sa rapidité, surtout vu la qualité de l’ensemble. Je lui ai alors proposé de participer à un concours de jeunes auteurs organisé par Evening. C’est comme ça que je l’ai connue.
Nous avons donc envoyé son œuvre telle quelle pour le concours. A l’époque, c’est Masami Yûki (NDT : Auteur de « Patlabor » et «Tetsuwan Birdy ») qui était le juré de référence, et il lui a attribué le prix d’excellence. A partir de là, nous avons décidé de travailler ensemble. Mais ça a pris du temps pour arriver jusqu’à la création de « Kasane ». Je n’ai pas eu de nouvelles de Mlle Matsuura pendant un an, et quand je l’ai revue, elle avait apporté non seulement des idées de manga, mais aussi les planches d’une histoire courte, « Yukionna to Yûrei ».
Daruma Matsuura : C’était une histoire plus sérieuse.
M. Ichinomiya : Oui. J’ai été étonné qu’elle veuille de nouveau participer à un concours, mais comme la qualité était au rendez-vous, j’ai dit OK. Et elle a de nouveau gagné le prix d’excellence, cette fois avec Yumi Unita (NDT : Auteur de « Un drôle de père ») comme juré. Il était grand temps de se mettre enfin au travail sur une vraie série, mais comme ça n’avançait pas, j’avais presque lâché l’affaire. Et c’est à ce moment-là qu’elle est venue avec le story-board d’une vraie histoire, paf, comme ça. Au début, j’étais prêt à lui faire la leçon pour avoir été aussi peu réactive. Mais ce qu’elle m’a montré était tellement bien, il n’y avait rien à y redire. C’était les deux premiers chapitres de « Kasane ». Je les ai montrés tels quels au rédacteur-en-chef, quasiment sans retouche. Il y a eu juste quelques changements, liés au fait que Mlle Matsuura avait construit son story-board comme une histoire courte au départ. Je lui ai demandé de faire en sorte de laisser de la place à une suite. Mais sinon, tout y était. Le rédacteur-en-chef a aussi donné son accord pour la sérialisation de suite, du premier coup, sans commentaire particulier.
- Du prix à la publication -
- > Comment cela se passe-t-il concrètement pour avoir sa série publiée en magazine une fois qu’on a gagné un prix ?
M. Ichinomiya : Recevoir un prix et commencer une sérialisation sont deux choses différentes. Il y a très peu de cas dans lesquels un prix débouche tout de suite sur le lancement d’une série en magazine. Les concours sont surtout des moyens de faire un point à l’éditorial sur les nouveaux talents. Les gagnants sont ensuite mis en contact avec des éditeurs, et discutent des histoires qu’ils veulent créer. Une fois qu’ils se sont mis d’accord et qu’un projet a été monté, il est présenté au rédacteur-en-chef, qui doit statuer sur sa pertinence.
Il est aussi possible d’envoyer directement son projet, sans passer par la case concours. Certains auteurs qui ont déjà une certaine carrière, ou ont déjà publié plusieurs histoires courtes en magazine, envoient parfois directement leurs projets au rédacteur-en-chef.
- > Y a-t-il des gens qui gagnent des prix, mais qui abandonnent avant de commencer une série ?
M. Ichinomiya : Oui, il y en a plein. Dans un sens, c’est le problème des prix. Une partie des gagnants se satisfait juste de ça. Pour certain, obtenir le grand prix équivaut à obtenir le titre de génie. Une fois qu’on a atteint la plus haute place sur le podium, c’est dur de remettre son statut en question et de prendre le risque d’être juger sur une nouvelle œuvre. Certains ne veulent rien montrer qui ne soit à leurs yeux supérieur à ce qui les a fait remporter le prix. C’est comme ça que beaucoup de gagnants disparaissent de la circulation.
- > Quelle est la proportion de gagnants qui deviennent vraiment des auteurs publiés en magazine ?
M. Ichinomiya : Moins de 10 %. Mlle Matsuura est un cas rare, car elle a remporté deux prix. Mais à chaque fois, ce n’était pas le grand prix. C’était sans doute mieux comme ça.
Daruma Matsuura : (rires)
M. Ichinomiya : En fait, ce sont plutôt ceux qui gagnent les prix d’encouragement, les prix du bas de l’échelle, qui finissent par être publiés.
- > Parce qu’ils peuvent toujours viser plus haut ?
M. Ichinomiya : Oui. Par exemple, dans le cas d’Evening, Munehiro Nomura (NDT : Auteur dont les œuvres sont inédites en France) a remporté le prix le plus bas des concours avant de commencer sa première série, « Torokeru Tekkôjo ». Au début, son dessin n’était pas du tout apprécié, et pourtant, il est devenu un des auteurs-phare de notre magazine. Je pense vraiment qu’il vaut mieux remporter les prix du bas de l’échelle.
- L’accueil de la série au Japon -
- > Quelles ont été les réactions des lecteurs japonais au début de la sérialisation ?
M. Ichinomiya : La série n’a pas eu de succès. Elle n’en a toujours pas dans le magazine-même. Les lecteurs d’Evening sont principalement des hommes adultes, mais « Kasane » est surtout lu par des femmes, donc on n’a peu de retours dans les enquêtes à l’intérieur du magazine. Ca pourrait arriver si par exemple le mari achetait Evening, et la femme lui empruntait pour renvoyer le coupon d’enquête. Mais ça ne se passe quasiment jamais comme ça.
Pour moi, le plus important sont les retours des lecteurs des livres reliés. Par exemple, quand on fait des opérations promotionnelles liées aux livres reliés, et non au magazine, on reçoit des messages par cartes postales ou par twitter. Ce sont presque toujours des réactions de lectrices, et c’est là qu’on sent que la série est fortement soutenue.
- > Cela veut signifie que beaucoup de lecteurs ont découvert le titre non à travers le magazine, mais quand le volume relié est sorti en librairie ?
M. Ichinomiya : Oui, il y a énormément de lecteurs qui l’ont découvert à ce moment-là.
- > Mais si le lectorat de « Kasane » ne correspond pas à celui du magazine, pourquoi avoir inclus ce titre dans Evening ?
M. Ichinomiya : C’est parce que Mlle Matsuura est venue me voir en premier (rires) Je me suis dit dès le départ que c’était différent de nos séries habituelles, mais de toute façon, de nos jours, les ventes des livres reliés sont bien plus importantes que celles des magazines. Même si « Kasane » n’est pas populaire en magazine, il a été extrêmement bien accueilli par les libraires. De nombreux libraires sont des femmes, et elles ont de l’influence. Je pense que ça a eu un impact très positif.
- > Est-ce que le succès du livre a eu un effet positif sur les ventes du magazine ?
M. Ichinomiya : Aujourd’hui, il n’y a plus aucun magazine dont les ventes augmentent vraiment. Les ventes d’Evening baissent tout doucement. « Kasane » contribue sans doute à l’atténuation de la baisse naturelle des ventes du magazine
- Le rôle de l’éditeur -
- > Quelles sont les étapes d’édition d’un chapitre dans le cas de « Kasane » ?
M. Ichinomiya : Tout d’abord, je discute avec Mlle Matsuura pour savoir ce qu’elle a en tête pour la suite de l’histoire. J’écoute de façon objective, et si je trouve des points qui me semblent contradictoires, je lui en fais part. Je ne lui fais pas de remarques sur l’histoire en générale, mais seulement sur les détails qui peuvent nuire à la vraisemblance de l’ensemble. Il peut aussi arriver que je lui propose d’insister sur la mise en scène de tel ou tel moment important. C’est surtout sur ce genre d’aspects que je donne mon avis.
Une fois qu’on s’est mis d’accord sur les grandes lignes, Mlle Matsuura fait le story-board, et me l’envoie de nouveau. Il arrive que le story-board diffère de ce qui avait été décidé précédemment. Si c’est mieux comme ça, c’est bon. Mais dans de rares cas, il arrive que je demande à l’auteur de reprendre son story-board. Je lui dis sans détours quand je ne suis pas d’accord. De toute façon, il n’y a au maximum qu’un seul round de corrections. Mlle Matsuura fait alors les planches, ce qui lui prend en général un peu moins d’une semaine. Ces planches sont ensuite envoyées à l’imprimeur, qui produit des épreuves à vérifier avant l’inclusion en magazine. Voilà en gros le cycle de production.
- > Que se passe-t-il si vous n’arrivez pas à un accord sur le story-board ?
M. Ichinomiya : Par principe, si Mlle Matsuura a une idée en tête, je suis sa volonté. Je ne suis pas décideur sur le sujet. Je donne juste des avis, par exemple sur ce que je pense être intéressant, ce genre de choses. Mais je ne force jamais l’auteur à suivre mes conseils. Quand elle n’est pas d’accord, elle le dit, et on suit la direction qu’elle a choisie. Et quand elle trouve que mes suggestions sont pertinentes, elle fait des modifications en conséquence. Je pense qu’elle préfère que je sois honnête avec elle, pour rester ouverte à de nouvelles possibilités. C’est pour ça que je ne me gêne pas pour dire ce que je pense.
- > Kasane - La Volseuse de visage donne une vision très sombre de la société, et certaines scènes sont très dures. Y a-t-il des points délicats sur lesquels vous faites attention avant la publication en magazine ?
M. Ichinomiya : Je ne pense pas que ce soit si extrême. C’est sûr que dans le chapitre 1, on voit Kasane se faire déchirer le visage. Ah oui, et ensuite il y a aussi une tentative de suicide. Mais Mlle Matsuura fait attention à ce qu’elle dessine, et ne fait pas de descriptions trop crues. Pour l’instant, nous n’avons jamais été en conflit sur ce sujet.
- > Mlle Matsuura suggère donc plus qu’elle ne montre ?
M. Ichinomiya : En effet. Je pense que Mlle Matsuura n’a pas franchement envie de dépeindre des scènes trop directes. Dans un sens, ça n’apporte pas grand chose artistiquement parlant… Elle préfère sûrement jouer sur la suggestion.
- > Au final, pour vous, quel est le rôle d’un éditeur ?
M. Ichinomiya : Un auteur utilise divers outils pour sa création : crayons, gommes, règles, … Pour moi, l’éditeur est un de ces outils, et l’idéal pour un outil est d’être facile à utiliser. Je ne pense pas qu’un outil soit là pour dire « il faut faire ci ou ça ». Au final, c’est l’auteur qui crée l’œuvre.
- > Merci beaucoup et bonne continuation !
M. Ichinomiya : Merci !
Pour lire les deux premières parties du dossier, c’est par ici :
Première partie : http://www.ki-oon.com/news/279-coulisses-de-kasane-premiere-partie.html
Deuxième partie : http://www.ki-oon.com/news/280-coulisses-de-kasane-deuxieme-partie.html
Nous espérons que vous avez pris autant de plaisir que nous à découvrir les coulisses de Kasane – La Voleuse de visage et que ce dossier a donné envie aux derniers récalcitrants se jeter sur les premiers volumes de ce conte sombre, vénéneux… mais diablement bon !