Conférence inédite de Paru ITAGAKI !
04/11/2019
Paru Itagaki, autrice du manga phénomène Beastars, a donné le samedi 9 mars une conférence publique à l’université Meiji de Tokyo. Les tickets d’entrée pour les 180 places se sont arrachés comme des petits pains.
Pendant deux heures, elle a parlé sans tabou et à visage découvert de son parcours et des dessous de la création de Beastars. Voici une retranscription de cette conférence exceptionnelle, menée de main de maître par la journaliste Kozue Aô !
Kozue Aô (ci-dessous KA) : J’aime beaucoup votre trait. Je sais que vous avez suivi une filière d’arts plastique au lycée. Qu’aviez-vous en tête quand vous avez fait ce choix ?
Paru Itagaki (ci-dessous PI) : J’aime dessiner depuis que je suis petite. Je ne pensais pas encore vraiment à en faire mon travail, je voulais juste avoir un maximum de temps disponible pour me consacrer à cette passion. Ça a été un choc quand j’ai compris qu’il fallait quand même que je continue les cours de japonais et de maths (rires) Mais j’ai passé une adolescence excitante.
KA : Cette adolescence excitante vient-elle de vos cours d’arts plastique ou d’autres raisons ?
PI : Les cours d’arts plastiques étaient vraiment durs. Une sorte de hiérarchie se créait intuitivement selon les niveaux de dessin. On essayait tous de s’améliorer en permanence. C’était très motivant.
KA : On dirait un manga shonen.
PI : C’est vrai ! (rires) Je me rappelle qu’une fois, pendant qu’une de mes amies était partie aux toilettes, une camarade de classe s’est emparée de son carnet de notes pour y griffonner des croquis et lui montrer sa valeur. C’était une manière de la provoquer. Vous voyez le genre ?
KA : Il y avait quand même plus de cours dédié aux arts plastiques que dans un lycée classique. Aviez-vous des spécialisations ?
PI : Les élèves visaient les concours d’entrée aux universités d’art, c’était un peu comme dans les écoles préparatoires. On faisait des exercices sur les bases du dessin ou des croquis de sculptures. Il était possible de choisir ses cours en fonction de la spécialisation visée à la faculté.
KA : Aviez-vous déjà en tête le prototype du personnage de Legoshi à l’époque ?
PI : Oui, en effet.
KA : Dessiniez-vous déjà des mangas au lycée ?
PI : Je rajoutais des bulles à certaines illustrations, mais je n’ai pas véritablement dessiné de manga avant l’université.
KA : Les cours de lycée vous servent-ils aujourd’hui ?
PI : Mon professeur principal était en charge de l’art plastique. Il aimait son métier, et nous faisait des critiques enthousiastes sur nos dessins. Il était passionné à l’extrême. Ça m’a donné une nouvelle vision des adultes. J’ai beaucoup appris de lui.
KA : Vous peigniez aussi bien à l’aquarelle qu’à l’huile, c’est bien ça ?
PI : Oui, mais surtout à l’huile, car je voulais me spécialiser là-dedans au début.
KA : Quand deviez-vous décider de votre orientation ?
PI : Au dernier moment j’ai changé d’avis et ai suivi un cursus cinéma. J’ai un côté sérieux et réaliste. Quand j’ai réfléchi à mon avenir, je me suis dit que je n’arriverais jamais à gagner ma vie en tant que peintre. Comme j’aimais le cinéma, j’ai fini par choisir cette voie. Ce n’était pas banal, ça a pris tout le monde de court. On m’a regardé bizarrement à l’époque. Ils devaient trouver bizarre ce revirement de cap alors que jusque-là je m’étais toujours consacrée à la peinture à l’huile.
KA : Il paraît que vous étiez déjà calée en films depuis toute petite.
PI : J’aime les histoires. Je regardais beaucoup de films.
KA : Une fois dans un cursus cinéma, doit-on de nouveau choisir une spécialisation ?
PI : En première et deuxième année, on nous fait découvrir les techniques de base, comme le son et l’éclairage. On avait toujours des gants de travailleur dans nos poches.
En troisième année, les choses se corsent. C’est là que se fait jour le côté sombre de cette filière. On est noté sur notre capacité à utiliser les techniques. L’inventivité et la sensibilité individuelle de la création passent au second plan. Or, pour moi, la technique, ça s’apprend par cœur, ce n’est pas ça qui compte. Je n’ai pas réussi à m’adapter à l’ambiance de la classe. Je me suis remise en question. Je n’imaginais pas m’intégrer dans un tel milieu. C’est aussi pour ça que je me suis dirigée vers le manga au final.
KA : Comme vous aimez créer des histoires, vous auriez pu devenir autrice de scénarii par exemple, non ?
PI : J’y ai pensé, oui. Mais même pour ça, un réseau est nécessaire. Il faut d’abord se faire bien voir d’une personne influente avant de pouvoir faire ses propres films. C’est trop compliqué pour moi !
KA : On doit donc se préparer à ça dès l’université…
PI : Oui. Les capacités de communication sont mises à l’épreuve. Ce n’est pas qu’une affaire de création. À partir de là, c’est devenu difficile.
KA : Quel genre de concours faut-il passer pour être accepté en section cinéma ?
PI : Il fallait inventer en 90 minutes une histoire qui tient sur une page à partir d’un mot-clé. Pour moi, c’était « chaise ». Il y avait aussi une lettre de motivation à écrire.
KA : Quelle histoire avez-vous inventée ?
PI : J’ai écrit sur une graine de pissenlit qui finit son envol au pied de toilettes publiques, avec comme chute « J’ai perdu au jeu des chaises musicales de la vie » (rires)
KA : Ça vous est venu naturellement ?
PI : Non, j’ai pas mal réfléchi. Je me suis dit qu’avec un tel mot-clé, beaucoup de gens écrirait sur l’attente. Je voulais montrer que je n’étais pas comme les autres (rires) Mon histoire était farfelue, mais j’ai été admise.
KA : Et quand vous avez découvert la dureté du monde du cinéma, qu’avez-vous fait ?
PI : J’ai laissé le cinéma de côté et ai cherché un travail en entreprise. J’ai tout essayé : hôtesse d’accueil, entreprise d’impression, pompes funèbres, compagnie de meubles… Mais je n’ai été retenue nulle part.
KA : Ce n’est pas plus mal au final.
PI : C’était quand même dur pour moi à l’époque. J’aurais bien aimé être prise au moins une fois.
KA : Est-ce que vos études de cinéma vous sont utiles aujourd’hui dans la création de manga ?
PI : J’y ai étudié la façon de créer des ambiances ou de refléter l’état d’esprit des acteurs à partir de l’éclairage. J’aimais beaucoup ça. Je me sers de ces techniques, que je reproduis à travers l’utilisation des trames. Dans les mangas shonen, la lumière vient souvent du haut, avec des ombres simples en bas. Mais je pense qu’on exprimer plein d’autres choses à travers la lumière. Dans Beastars, je définis pour chaque case un angle d’éclairage, qui me sert de repère pour créer les ombres des personnages. Je pense que c’est pour ça qu’on me dit parfois que mon titre ressemble à un film.
KA : Et en matière de création de scénario, avez-vous appris quelque chose ?
PI : Pas du tout. Il y avait bien des cours d’écriture de scénario, mais comme tout le monde voulait y assister, les places étaient limitées. Je n’ai pas réussi à m’y inscrire. J’ai abandonné.
KA : La solidité du récit m’impressionne toujours. On part d’une trame générale sur le concept de beastar, mais de nombreuses histoires personnelles s’entremêlent en fond. Est-ce que cette structure vient de la nature même de la sérialisation en magazine hebdomadaire ?
PI : Honnêtement, j’ai débuté ma série sans rien connaître du manga. Ce n’est qu’à la fin du volume 1 que j’ai enfin commencé à y voir plus clair. J’ai fait de Legoshi un lycéen juste pour m’adapter au lectorat du magazine (Weekly Shonen Champion, de l’éditeur Akita Shoten, NDT). J’y ai rajouté des activités de club pour faire style manga shonen. Je n’en lis pas beaucoup, j’ai avancé avec des bribes de connaissance.
Dans le chapitre 1, je commence par une scène de meurtre d’un herbivore par un carnivore. Le but était de présenter le monde de Beastars à travers son plus grand tabou. Mais quand mon éditeur de l’époque l’a lu et m’a demandé qui était le coupable, j’ai réalisé pour la première fois qu’il fallait aussi que je décide de l’identité de l’assassin (rires) J’ai pas mal hésité.
KA : Est-ce que le nombre de chapitres était décidé depuis le début ?
PI : Non, il paraît que plus ça dure, mieux c’est.
KA : Une des forces de Beastars est la variété des détails de son univers. Il existe de nombreuses règles spéciales, aussi bien dans l’école que dans le monde extérieur.
PI : J’arrive à réfléchir à ce genre de détails parce que j’ai un emploi du temps qui me le permet. Je n’ai pas la tête dans le guidon, j’arrive à prendre suffisamment d’heures de sommeil. Sans ça, je serais bien incapable d’insérer ces petits plus. Je me contenterais sans doute du minimum vital pour faire avancer le récit. Si un jour vous trouvez que ça manque de détails annexes, vous saurez que c’est parce que je croule sous le travail (rires)
KA : Vous aimez les animaux depuis que vous êtes petite. C’est sans doute grâce aux connaissances accumulées depuis l’enfance que vous arrivez à trouver ces idées. J’aime particulièrement les scènes dans les chambres de la résidence. C’est d’ailleurs intéressant que la chambrée des canidés soit formée de races de tailles très différentes. Y a-t-il une raison particulière ?
PI : Un internat est une sorte de société miniature. La vie en commun permet de se préparer à ce qu’on vivra à l’âge adulte. Les animaux petits et grands sont mis dans une même chambre pour les habituer à cohabiter ensemble. Boss, le fennec, peut apprendre à contrôler sa peur face à des gros animaux. À l’inverse, Legoshi et Koro doivent se rappeler de faire attention à regarder en bas et à prendre soin des plus faibles. C’est un enseignement permanent de la communication. A contrario, je pense que ce serait une idée dangereuse de faire les chambrées composées uniquement d’animaux identiques, comme mettre tous les loups ensemble par exemple.
KA : Vous mettez bien en avant les problèmes rencontrés par les plus petits.
PI : Ça peut sembler injuste, mais les grands doivent faire des efforts pour s’adapter aux plus petits et les soutenir au quotidien. Je pense que c’est nécessaire dans une société.
KA : Comment avez-vous inventé le titre Beastars ?
PI : En réalité, ça ne vient pas d’une réflexion profonde. Mon éditeur m’a expliqué que dans un manga shonen, il fallait un pilier qui serve de fondement au récit. Jusque-là je n’avais fait que des histoires courtes, c’était nouveau pour moi. J’ai hésité entre Beastful, un mélange entre « beast » et « beautiful », et Beastars. On m’a conseillé de garder Beastars, et c’est comme ça que la série a commencé.
KA : Pourquoi l’avez-vous mis au pluriel ?
PI : Parce que ça sonnait bien.
KA : Passons maintenant aux questions des lecteurs ! Voici la première : « Vous dessinez souvent les motifs des vêtements vous-mêmes au lieu d’utiliser des trames. Est-ce un point qui vous tient à cœur ? »
PI : Oui, c’est vrai. J’ai grandi en lisant des mangas shojo, comme le magazine Ciao par exemple. Je me suis rendu compte que si on colle des trames pour rendre les motifs des vêtements, ça rend tout plat, l’impression de matière est effacée. C’est le cas quelle que soit la qualité du dessin. C’est pour ça que je préfère les dessiner à la main, pour rendre le contour des épaules par exemple. Les muscles me fascinent.
KA : Deuxième question : « Pourquoi avoir choisi le personnage de Legomu pour fabriquer votre masque ? »
PI : C’est un personnage qui a du succès. En fait, l’idée du masque est venue de mon éditeur, à l’occasion de la première cérémonie de remise de prix que j’ai reçu. Pour éviter de dévoiler mon identité, on a décidé que je mettrais un masque de Haru, et mon éditeur un de Legoshi. Mais je me suis dit que je ne collerais pas du tout à ce personnage. Il est trop complexe, je ne me voyais pas me balader avec ma petite robe et un masque de Haru sur la tête. Au final, j’ai choisi de donner une touche d’humour avec la poule. Je pense que c’est une des meilleures décisions que j’ai jamais prise dans ma vie.
KA : Vous vous dessiniez déjà en oiseau dans vos bonus.
PI : C’est vrai. Je ressemble un peu à un oiseau. Et j’aime bien manger du poulet ! (rires)
KA : Voici une question qui revient souvent : « Avec quel personnage aimeriez-vous sortir ? »
PI : C’est une question difficile. Comme petit ami, je dirais Bill (rires) En réalité mon idéal de beauté masculine est plutôt le panda Gohin, mais ce serait trop dur de sortir avec lui. Bill est un play-boy, il a un côté léger, mais il est bien adapté à la vie en société. Parmi les personnages de Beastars, c’est peut-être lui qui est le plus apte à trouver le bonheur.
KA : Vous ne citez pas d’herbivore.
PI : Les herbivores comme Louis ont un côté féminin. J’essaie de retranscrire leur beauté à travers leur faiblesse corporelle. Mais ce n’est pas du tout mon type.
KA : Question suivante : « Est-ce que les passants vous apparaissent parfois comme des animaux ? Ou au contraire, les animaux ressemblent-ils pour vous à des humains ? »
PI : Les personnes qui ont un côté animal évident sont celles qui ont un look unique. C’est une très bonne chose. Ça n’a rien à voir avec la beauté, mais plutôt avec l’aura. Par exemple, je représente mon éditeur actuel sous la forme d’un serpent. Il a ce côté liquide. C’est une preuve de personnalité. C’est le cas de beaucoup de gens chez Akita Shoten (maison d’édition d’origine de Beastars, NDT).
KA : Et voyez-vous parfois les animaux comme des humains ?
PI : Les animaux sont parfaits comme ils sont. Ce sont les humains qui sont les créatures les plus laides du monde animal, en termes de design. Nos corps ne sont adaptés à rien, nous n’avons aucune spécificité forte. Il y a comme un goût de pas fini. Pour moi, ce serait faire offense aux animaux que de les voir comme des humains.
KA : Voici une dernière question : « Comment faites-vous pour rendre vos personnages aussi réalistes ? »
PI : Je me plante à chaque fois que j’essaie de faire des personnages caricaturaux. Par exemple, au départ j’avais pensé la louve Juno comme une beauté classique, mais j’ai commencé à m’ennuyer en la dessinant. Du coup, je l’ai transformée en ambitieuse. Tous mes personnages ont un côté dérangeant, hors des sentiers battus. C’est comme ça que je les construits, et je pense que c’est cet aspect-là de leur personnalité qui les rend attachants.