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Interview

 

Kaoru Mori, l’auteur d’Emma, revient au meilleur de sa forme avec un nouveau manga très attendu, qui prend cette fois pour cadre la route de la Soie. Le site Comic Natalie s’est rendu caméra en main dans le studio où elle crée sa nouvelle série, Bride Stories. Elle a réalisé devant eux une magnifique illustration tout en répondant à leurs questions. Ils ont pu filmer les moindres détails de son processus créatif… une occasion unique d’admirer une technique d’une finesse à couper le souffle !
Une interview réalisée par Momoko Masuda et Gen Karaki.


Mon rêve ? Fixer sur le papier la forme idéale dès le premier trait.

Nous sommes vraiment ravis d’être ici, c’est rare d’avoir la chance d’assister de bout en bout à la création d’une illustration !
Kaoru Mori : Oh, vous verrez que ça n’a rien de très spectaculaire ! (Rires.) Bien, commençons par le crayonné !

Avec plaisir ! Tout d’abord, pouvez-vous nous dire si vous avez une façon de procéder particulière à l’étape du crayonné ?
Je consulte toujours des sources, de la documentation. Elles me servent de point de repère. Si je dessine sans m’y reporter, j’ai tendance à partir dans des directions bizarres ! (Rires.) J’utilise beaucoup de croquis, de modèles, ce genre de choses…

Faites-vous des crayonnés très détaillés ?
Si je détaille trop le crayonné, une fois le dessin encré, j’obtiens souvent un résultat différent de ce que j’imaginais parce que beaucoup de lignes disparaissent au gommage. Alors je fais tout ce que je peux pour éviter d’avoir des esquisses trop chargées. Mon rêve ? Fixer sur le papier la forme idéale dès le premier trait !

Êtes-vous du genre à suivre précisément le crayonné lors de l’encrage ? Certains mangaka ont tendance à introduire des modifications à ce stade du processus.
Non, je ne change pratiquement rien au crayonné. Pourquoi ? Parce que dès l’étape du story-board, j’ai déjà défini la mise en pages de toutes les cases, jusqu’aux plus petites, ainsi que la taille des personnages et les angles de vue. Je commence toujours par placer les bulles sur la page à l’aide de gabarits, en veillant à ne pas empiéter sur l’image, en particulier pour les cases qui contiennent beaucoup de texte. Pour les arrière-plans, j’ai tendance à ne faire qu’une ébauche sommaire et à les compléter après encrage.

Si l’on se contente de dessiner au fil de la plume sans faire fonctionner son imagination, cela ne donne pas un très bon résultat.

À quoi pensez-vous lorsque vous dessinez ?
Quand je suis concentrée, je m’immerge complètement dans l’image. Si l’on se contente de dessiner au fil de la plume sans faire fonctionner son imagination, cela ne donne pas un très bon résultat, alors en travaillant, je me représente dans ma tête le plus de choses possibles concernant la scène en question.

Écoutez-vous de la musique lorsque vous travaillez ?
Je n’écoute presque plus de musique ces derniers temps. Ou alors uniquement pour me remonter le moral lorsque la remise des planches approche, car je peux être d’humeur plutôt maussade quand la pression monte ! (Rires.) Mais foncièrement, je trouve que je dessine mieux quand le silence règne et que je peux me concentrer.

C’est un minuteur de cuisine sur votre bureau ?
Oui ! (Rires.) Il m’arrive de passer un temps infini sur une seule case. Alors quand je vois que le travail n’avance pas, je me force à ne pas passer plus de 15 minutes sur chacune. Ça n’a pas de sens de peaufiner une seule et unique case… Sauf si c’est un élément-clé, bien sûr.

C’est l’équilibre global qui compte, alors ?
L’attention qu’on apporte à chaque cas est très variable. D’ailleurs, il y a certaines choses que je commence par fixer précisément dès le début (typiquement, “il y aura tel et tel motif sur cette robe”, par exemple), mais il faut avant tout tenir compte de ce qu’on a sous les yeux et ne pas hésiter à dévier un peu du plan de départ, sinon l’illustration finale n’aura aucune énergie. Le trait sera… hésitant, la ligne manquera d’assurance. On risque d’obtenir un dessin terne, pas fermement planté sur ses deux pieds. Confus, en somme.

Je réalise simultanément les aplats et l’encrage…

Pouvez-vous nous parler du matériel que vous utilisez ?
Pour les crayonnés, j’alterne entre des porte-mines de 0,3 mm et 0,5 mm. Pour le story-board, c’est du 0,9 mm. Question dureté, j’utilise du 2B. Ça me donne plus de souplesse, et puis ça s’efface très bien avec de la gomme mie de pain, parce que ça n’imprègne pas trop le papier. Pour l’encrage, j’utilise majoritairement des plumes saji-pen*, et des maru-pen** pour le reste. Ces derniers temps, il m’arrive aussi d’employer des G-pen*** pour les dessins de grande taille.

* Plume souple et relativement facile d’utilisation, qui donne des traits uniformes.
** Plume plutôt réservée aux détails, permettant de tracer des traits fins.
*** Plume polyvalente, celle du mangaka professionnel par excellence, difficile à manier mais conçue pour pouvoir faire varier l’épaisseur du trait.

Changez-vous fréquemment de plume ?
Avec une bonne plume, j’arrive à faire 3 ou 4 pages. Beaucoup plus, même, parfois, parce que j’oublie de la remplacer ! (Rires.) En fait, elles s’abîment vite car j’appuie assez fort quand je dessine. Généralement, j’en change quand je sens que ça ne va plus.

Pour les aplats, vous utilisez un simple stylo-pinceau ?
Je me sers d’un pinceau à réservoir conçu pour le dessin en extérieur dont j’ai vidé le contenu. Je l’aime beaucoup, car la pointe est très pratique et il a un capuchon. Je me sers aussi pas mal de stylo-feutres tout bêtes pour les aplats. Des modèles pour écrire, ce genre de chose (Rires.). J’en ai généralement de trois épaisseurs différentes.

C’est étonnant, vous placez les aplats et les blancs en même temps que vous encrez ?
Oui, je les réalise tous simultanément. Si je me contente de repasser les traits sans compléter les zones à colorer, j’ai du mal à me représenter l’illustration terminée. J’attaque donc tout de suite les aplats, que j’effectue à l’encre à stylo, qui résiste mieux au gommage que l’encre classique. En général, j’utilise de l’encre Pilot pour dessin technique. Je l’achète en bouteilles.

Ces gants coupés, c’est pour éviter les taches ?
Effectivement, c’est pour éviter le frottement de ma peau sur le dessin. Ils ne sont pas très chers quand on les achète en gros. Ils me servent aussi de protection. Sinon, j’ai des cals qui se forment.

Les pansements, c’est aussi pour éviter les cals ?
Comme mon majeur me faisait souffrir à cause des frottements, je me suis mise à utiliser des pansements rembourrés pour ampoules et, depuis, ça va beaucoup mieux. Et comme il m’arrive d’avoir des douleurs à la main droite entre le pouce et l’index, j’enfile aussi un protège-doigts pour tsugaru shamisen (luth) sous mon gant quand les longues plages de travail se multiplient à l’approche de la remise des planches. Figurez-vous que ma grand-mère était joueuse de shamisen ! (Rires.)

Trop de précision dans le dessin ? Rédhibitoire.

Vous dessinez le costume traditionnel d’Amir sans modèle. Vous arrivez à faire tous ces motifs compliqués de mémoire ?
J’espère bien – ça fait tout de même un an que je les dessine ! (Rires.) Mais j’essaie de ne pas prendre trop d’automatismes pour continuer d’innover, car je cherche toujours de meilleures façons de représenter mes personnages. Par exemple, le chapeau d’Amir n’avait pas ces lignes noires au début. Mais je me suis aperçue en cours de route qu’elles donnaient plus de cohérence au dessin.

Honnêtement, ce doit être un travail énorme de faire des motifs aussi détaillés.
Bah, ce n’est pas sorcier en fait. Le truc, c’est que je ne fais que ça toute la journée ! (Rires.) Et puis, je ne dessine pas non plus trop précisément les broderies, sinon elles se mettent à ressembler à des motifs imprimés. J’essaie de garder à l’esprit le côté un peu brut, rugueux, de la couture.

Ça doit être compliqué de monter à cheval avec des vêtements aussi élaborés, non ?
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les nomades avaient beaucoup de possessions, et le plus étonnant, c’est qu’ils les faisaient toutes porter à leurs femmes. Elles faisaient office de gardiennes du trésor, en quelque sorte. Tous ces ornements faisaient partie des richesses de la tribu. Ils étaient confiés aux femmes plutôt qu’aux hommes, qui risquaient de mourir au combat.

Je vois. En revanche, je constate que vous vous servez de photos et de dessins anatomiques pour réaliser les chevaux, non ?
Je n’arrive pas encore à les dessiner sans m’appuyer sur des sources documentaires. J’ai toujours aimé les chevaux, mais comme je ne parvenais pas à leur faire justice malgré mes efforts, j’avoue que par moments j’en étais venue à les détester. Mais quand mon souhait a été exaucé et que j’ai enfin pu dessiner un manga bourré de scènes équestres… je n’avais plus le choix : je me suis accrochée! (Rires.)

J’ai entendu dire que vous aviez rassemblé beaucoup de documentation pour Emma. Et pour Bride Stories ?
J’aurais bien voulu, mais on trouve peu de documents écrits sur l’Asie centrale, car la culture de ces peuples s’est transmise pendant longtemps par voie orale. Ce n’est pas par hasard que Bride Stories prend place dans la deuxième moitié du XIXe siècle, avant la Première Guerre mondiale. C’est l’époque où les Européens se sont intéressés à cette région du monde, qui est donc mieux documentée. C’est une période dont il reste des témoignages, mais aussi un temps où les traditions perduraient encore. Quand ces territoires ont rejoint l’URSS, après la Première Guerre mondiale, les coutumes ont beaucoup changé.

Mes assistants ? À vrai dire, j’essaie d’en faire le plus possible par moi-même.

Combien de temps vous faut-il pour créer un chapitre de Bride Stories ?
Deux mois entiers ! (Rires.) À lui seul, le story-board me prend beaucoup de temps, parce que l’histoire ne me vient pas comme ça. C’est plutôt quelque chose qui mûrit progressivement. Pourtant, il faut quand même que j’aille vite…

Et combien de temps vous faut-il pour dessiner une page ?
J’aimerais vous dire… Trois heures par page, rien qu’avec l’encrage… (Rires.) Mais en comptant les décors et les lignes de vitesse, ce serait plutôt quatre. Ce qui fait cinq pages par jour. J’aimerais tellement pouvoir monter à six pages, mais ce serait en demander un peu trop ! (Rires.) Et puis quatre pages par jour, c’est une moyenne raisonnable, je pense.

Combien employez-vous d’assistants actuellement ?
Il n’y a pas de nombre déterminé. En ce moment, j’emploie un roulement régulier de débutants venus du Fellows !. S’il s’agit de deux assistants expérimentés, je n’ai besoin d’eux que quatre jours par chapitre. Je les fais venir pour poser les trames, quand j’en suis moi-même au milieu de l’encrage. Mais comme je m’attelle aussi au tramage dès que j’ai fini ma partie, à trois, il nous arrive de tout boucler en à peine trois jours.

Vous ne leur confiez pas d’autres parties du travail ?
Je fais tout l’encrage moi-même. Décors inclus. Je préfère ne pas trop me reposer sur mes assistants.

Attendez… Les décors aussi ? En d’autres termes, vous ne vous faites aider que pour les finitions…
Oui. Ces derniers temps, je me charge aussi de tous les aplats moi-même, ainsi que du gommage et des trames difficiles à découper. Mes assistants s’occupent des autres trames. Comme le magazine n’est publié que tous les deux mois, j’essaie d’en faire le plus possible par moi-même.

J’aime beaucoup les trames. Quand on les applique correctement, le résultat est vraiment remarquable.

La finition, maintenant. En matière de tramage, avez-vous des préférences ?
J’adore les trames en général. Je préfère en utiliser peu que pas du tout. Pour un mangaka, c’est la classe d’arriver à s’en passer (rires) mais, au fond, je trouve qu’une image rend mieux avec des trames. Quand on applique correctement un maillage numéro 61, le résultat est vraiment remarquable.

Numéro 61…
J’utilise principalement les trames de la série 60, en particulier les numéros 61 à 64, parce qu’on peut les superposer pour réaliser des dégradés. Le chiffre des dizaines indique la taille des points et le chiffre des unités représente la densité du maillage. Avec une série 80, il faut gratter minutieusement les trames, mais en échange le rendu est très précis. Quand on est pressé, une série plus grossière, comme la 40, permet d’aller très vite sans que les défauts se voient trop.

Vous avez une trame favorite ?
La 61, juste parce que c’est celle que j’utilise tout le temps. J’aime aussi les trames dégradées. J’ai envie d’en mettre partout, c’est embêtant ! (Rires.) J’essaie de me limiter, de peur qu’on me dise : “Quoi ? Encore des dégradés !” (Rires.). Sinon, j’aime également les trames sombres, car j’ai un faible pour les scènes nocturnes… Et d’ailleurs, en parlant de ça… mon dessin est terminé !

Ouah, merci beaucoup ! C’est magnifique !
Ah ! Comme aujourd’hui je ne réalise qu’une seule illustration, je pensais appliquer ceci à l’arrière-plan (dit-elle en nous montrant une trame qui ressemble à un nuage de poussière.) C’est une trame que j’adore, mais que je n’ai pas trop l’occasion d’utiliser dans le manga. J’espérais pouvoir m’en servir un jour. Oh… vous aurez assez de batterie pour la caméra ?

 
© 2010 Kaoru Mori

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